CFTO-DT re reportage à CTV News at 6 (attaque au couteau à Kingston)

COMITÉ DÉCIDEUR ANGLOPHONE
Décision CCNR 19/20-0064
2019 CCNR 3
27 novembre 2019
S. Courtemanche (Présidente), R. Brown, R. Cavanagh,
S. Crawford, A. LeBlanc, K. Steel

LES FAITS

Le bulletin de nouvelles CTV News at 6 diffusé par CFTO-DT Toronto le 12 septembre 2019 était présenté par Ken Shaw et Michelle Dubé. Le second reportage de l’émission a été diffusé à 18 h 02 et concernait une attaque au couteau survenue en plein jour à Kingston, en Ontario. Sur la bande défilante au bas de l’écran, on pouvait lire : [traduction] « Dernières nouvelles : une attaque au couteau fait deux morts au coin des rues Bagot et Queen à Kingston ». Ken Shaw a donné une description verbale de l’événement :

[traduction]

Et à Kingston, en Ontario, cet après-midi, la police a abattu un individu qui avait poignardé plusieurs victimes avec un couteau de taille importante. Voici la scène du crime au coin des rues Bagot et Queen. L’une des victimes est décédée entre-temps, tout comme l’agresseur. Il a été abattu par la police. Selon des témoins, il a été atteint d’un projectile à la jambe et s’est lui-même poignardé dans le cou. Quatre équipes d’ambulanciers ont été appelées sur les lieux. Elles ont transporté plusieurs personnes à l’hôpital. L’unité des enquêtes spéciales a été chargée d’élucider cette affaire.

Pendant que M. Shaw faisait la narration ci-dessus, une vidéo de l’événement défilait à l’écran. Elle paraît avoir été filmée à partir d’un téléphone cellulaire. Des rebonds dans l’image suggèrent que la personne marche en filmant. On voit d’abord une rue de la ville. Au loin, on discerne ce qui pourrait être un corps ou un objet volumineux sur la chaussée à l’intersection. Filmés du côté opposé de la rue, on voit deux individus qui se luttent. Tous deux tombent au sol. Un homme vêtu d’une chemise foncée est à genoux, penché au-dessus d’un autre qui porte une chemise verte. L’homme en chemise foncée esquisse deux gestes qui laissent à penser qu’il enfonce un couteau dans le côté de l’autre en chemise verte. Une voiture passe, bloquant la vue, et après son passage, on voit l’homme en chemise foncée debout à quelques pas de l’homme en chemise verte qui reste étendu sur le sol. Un agent de police entre en courant dans le champ de la caméra. Il pointe son arme en direction de l’homme à chemise foncée, qui s’écarte de quelques pas. Un passant passe dans le champ de vision et obstrue un instant la confrontation. On voit ensuite le suspect courir en direction de l’intersection, le policier à ses trousses, pointant toujours son arme. Le passage d’un véhicule empêche de voir l’altercation. Un passant en chemise blanche qui traversait l’intersection s’écarte devant le suspect qui se sauve du policier.

Le CCNR a reçu cinq plaintes concernant cette diffusion, mais seulement un plaignant a déposé une demande de décision. Sa plainte a été reçue le 12 septembre 2019. Il demande pourquoi il n’y a eu [traduction] « aucun avertissement avant de montrer cette vidéo violente qui montre quelqu’un en train de se faire poignarder à mort? […] Cela est absolument inapproprié! »

CTV Toronto a répondu au plaignant le 8 octobre. La station a expliqué que [traduction] « la diffusion de la vidéo aussi bien que l’omission d’un avertissement ont été le fait d’erreurs humaines que nous prenons très au sérieux. CTV News Toronto présente ses excuses les plus sincères pour cette sérieuse erreur de jugement ». CTV a ajouté qu’elle s’était « hâté de prendre des mesures pour retirer cette vidéo de son système d’archivage » et qu’elle avait « lancé une enquête interne impliquant des entrevues avec chaque membre du personnel qui a pris part au processus depuis le début jusqu’à la fin, tant du côté de la rédaction que du côté technique, de manière à ce que la chose ne se reproduise jamais plus ».

Le plaignant a déposé sa demande de décision le 9 octobre. Il a reconnu que CTV avait admis sa culpabilité, mais selon lui, ce n’était pas la première fois que la station commettait une telle omission. Il a aussi déploré que CTV n’ait fait que réagir après le dépôt d’une plainte, au lieu de « se montrer proactif quand une telle situation surgit ». Il a aussi envoyé copie d’un courriel qu’il avait envoyé à la station avant de contacter le CCNR. (Le texte complet de toute la correspondance afférente figure dans l’annexe de cette décision, en anglais seulement.)

LA DÉCISION

Le comité décideur anglophone a étudié la plainte à la lumière des dispositions suivantes du Code concernant la violence de l’Association canadienne des radiodiffuseurs (ACR) et du Code de déontologie journalistique de l’Association des services de nouvelles numériques et radiotélévisées :

Code de l’ACR concernant la violence, Article 6.0 – Nouvelles et émissions d’affaires publiques

6.1 Les télédiffuseurs doivent faire preuve de discernement dans les reportages de scènes de violence, d’agression ou de destruction qu’ils présentent aux nouvelles et dans leurs émissions d’affaires publiques.

6.2 Il faut faire preuve de circonspection dans le choix et la présentation répétée d’images présentant des scènes de violence.

6.3 Les télédiffuseurs doivent informer à l’avance les téléspectateurs de la présentation de scènes de violence qui sortent de l’ordinaire ou de reportages qui font état de sujets délicats comme l’agression sexuelle, ou les poursuites judiciaires liées à des crimes sexuels, et ce plus particulièrement pendant les bulletins de nouvelles ou les dépêches de l’après-midi ou du début de soirée, que les enfants pourraient regarder.

6.4 Les télédiffuseurs doivent faire preuve de discernement dans l’utilisation des termes explicites ou crus liés aux reportages qui contiennent des actes de destruction, des accidents ou des actes de violence sexuelle pouvant perturber les enfants et leur famille.

[...]

6.6 Bien que les télédiffuseurs doivent prendre soin de ne pas exagérer ni d’exploiter les aspects de l’agression, du conflit ou de la confrontation présentés dans le reportage, ils doivent aussi veiller à ne pas édulcorer les réalités de la condition humaine.

6.7 Les télédiffuseurs doivent se reporter au Code de déontologie de l’Association canadienne des directeurs de l’information en radio-télévision [depuis 2011 l’Association des services de nouvelles numériques et radiotélévisées] pour plus de directives sur les reportages en général.

Code de déontologie journalistique de l’ASNNR

5.2 Nous procéderons avec tact et retenue en rapportant des situations potentiellement dangereuses ou impliquant des images ou des descriptions violentes.

Les membres du comité ont lu toute la correspondance afférente et ont visionné un enregistrement de l’émission en cause. Le comité conclut que CTV Toronto a enfreint les articles 6.1, 6.2, 6.3 et 6.4 du Code de l’ACR concernant la violence et l’article 5.2 du Code de déontologie journalistique de l’ASNNR.

Les questions auxquelles avait à répondre le comité décideur étaient :

Peut-on dire que la diffusion de l’incident était pertinente, qu’elle ajoutait quelque chose au reportage et qu’un contexte clair était fourni, ou cette diffusion aurait-elle au contraire contrevenu au Code de l’ACR concernant la violence et au Code de déontologie journalistique de l’ASNNR?

CTV aurait-elle dû émettre un avertissement aux téléspectateurs avant de diffuser la vidéo pour se conformer au Code de l’ACR concernant la violence?

Le Code de l’ACR concernant la violence (articles 6.1 et 6.2) aussi bien que le Code de déontologie journalistique de l’ASNNR (article 5.2) recommandent aux télédiffuseurs de faire preuve de discernement, de circonspection et de tact quand ils présentent des scènes de violence1. Si la violence sort de l’ordinaire ou fait état de sujets délicats, les télédiffuseurs doivent informer à l’avance les téléspectateurs avant de montrer les images2.

Faire preuve de discernement, de circonspection et de tact signifie que lorsqu’un radiodiffuseur choisit de diffuser une vidéo violente ou dérangeante dans le cadre d’un reportage, il doit user de prudence et de délicatesse en décidant comment relater les faits de manière à « faire la part entre le droit du public à l’information et la quantité d’information qu’il faut lui donner sans outrepasser les limites qu’impose le Code concernant la violence »3.

Le comité reconnaît que la télévision est un média visuel et qu’un télédiffuseur est justifié de vouloir diffuser des images pour illustrer ses propos. Mais cette justification doit être tempéré par le fait que « ces images soient, ou bien trop hors de l’ordinaire et explicites, ou bien trop exagérées et sensationnelles, pour être diffusées »4.

Pour déterminer si une vidéo « sort de l’ordinaire » ou « fait état de sujets délicats », il faut tenir compte de différents facteurs, à savoir si le segment soulève la peur, dépeint la violence, montre du sang ou permet d’identifier la victime ou son agresseur. Une vidéo peut enfreindre les codes qui s’appliquent même si tous ces facteurs ne sont pas réunis dans un même segment5.

Le télédiffuseur doit aussi s’assurer que la vidéo est pertinente et nécessaire au propos. Dans ce contexte, la vidéo devrait fournir des éclaircissements sur la situation ou avoir une certaine valeur explicative et informer l’auditoire pour lui permettre de mieux déchiffrer l’événement.6 Pour que la vidéo soit pertinente et nécessaire, il faut d’abord bien établir le contexte et faire le lien entre les images et la nouvelle.

Dans le cas présent, le télédiffuseur n’a pas fourni de contexte à la vidéo et n’a pas non plus émis d’avertissement. Le chef d’antenne s’est contenté de décrire les événements pendant que la vidéo défilait et n’a pas fourni la relation avec la nouvelle. Le comité estime que, même si la vidéo est floue, si on ne voit pas de sang, et que le téléspectateur ne voit pas le visage de la victime ou de l’agresseur, voir deux individus qui se luttent, en voir un qui tombe au sol et l’autre qui lui administre deux coups vraisemblablement pour lui enfoncer un poignard dans le côté cause un choc. Il n’y a aucun doute qu’on assiste à un incident à la fois violent et très troublant. Si on ajoute à la diffusion de cette vidéo le manque d’explications et l’absence d’un avertissement, il y a clairement violation du Code de l’ACR concernant la violence et du Code de déontologie journalistique de l’ASNNR.

La conclusion à laquelle en est venu le comité ne signifie pas que la vidéo n’aurait jamais dû être montrée, mais qu’elle n’aurait pas dû être montrée de la façon dont elle l’a été. Le comité estime qu’avec le bon montage, les bonnes explications et l’ajout d’un avertissement, il aurait été possible d’inclure une vidéo dans le reportage de l’incident. Après tout, cette agression a pris place en plein jour à Kingston (Ontario). Avant de diffuser la vidéo, cependant, le télédiffuseur aurait dû réfléchir à la brutalité du segment et se demander s’il était nécessaire ou pertinent à la nouvelle; en d’autres mots, le télédiffuseur aurait dû faire montre de tact et de retenue comme le lui recommande le Code de déontologie journalistique de l’ASNNR.

Le comité note aussi que le télédiffuseur lui-même a reconnu que « la diffusion de la vidéo aussi bien que l’omission d’un avertissement ont été le fait d’erreurs humaines que nous prenons très au sérieux » et qu’elles constituaient une «sérieuse erreur de jugement ». Il n’a pas tenté de justifier la diffusion de ce segment et a même admis qu’elle avait lancé une « enquête interne impliquant des entrevues avec chaque membre du personnel qui a pris part au processus depuis le début jusqu’à la fin, tant du côté de la rédaction que du côté technique, de manière à ce que la chose ne se reproduise jamais plus ».

Par conséquent, le télédiffuseur a reconnu que cet incident était une sérieuse erreur de jugement et le comité le félicite de ses efforts pour s’assurer que pareil incident ne se renouvellera pas.

Réceptivité du radiodiffuseur

Dans toutes les décisions rendues par le CCNR, ses comités évaluent dans quelle mesure le radiodiffuseur s’est montré réceptif envers le plaignant. Bien que le radiodiffuseur ne soit certes pas obligé de partager l’opinion du plaignant, sa réponse doit être courtoise, réfléchie et complète. Dans la présente affaire, CTV Toronto a fourni une réponse satisfaisante au plaignant. Ce radiodiffuseur ayant rempli son obligation de se montrer réceptif, il n’y a pas lieu d’en exiger davantage de sa part, sauf pour l’annonce de cette décision.

ANNONCE DE LA DÉCISION

CTV Toronto (CFTO-DT) est tenu : 1) de faire connaître la présente décision selon les conditions suivantes : une fois pendant les heures de grande écoute, dans un délai de trois jours suivant sa publication, et une autre fois dans un délai de sept jours suivant sa publication, dans le même créneau horaire que CTV News at 6, mais pas le même jour que la première annonce; 2) de faire parvenir au plaignant qui a présenté la demande de décision, dans les quatorze jours suivant la diffusion des deux annonces, une confirmation écrite de son exécution; et 3) au même moment, de faire parvenir au CCNR copie de cette confirmation accompagnée du fichier-témoin attestant la diffusion des deux annonces, qui seront formulées comme suit :

Le Conseil canadien des normes de la radiotélevision a jugé que CTV Toronto avait enfreint le Code concernant la violence de l’Association canadienne des radiodiffuseurs et le Code de déontologie journalistique de l’Association des services de nouvelles numériques et radiotélévisées du Canada. Pendant le bulletin de nouvelles CTV News at 6 le 12 septembre 2019, CTV a diffusé la vidéo d’une attaque au couteau sans émettre d’avertissement aux téléspectateurs. CTV a de la sorte enfreint le Code concernant la violence et l’article 5.2 du Code de déontologie journalistique.

La présente décision devient un document public dès sa publication par le Conseil canadien des normes de la radiotélévision.

 

 

 

1 CTV concernant Canada AM (Bizutage du Régiment Airborne) (Décision CCNR 94/95-0159, 12 mars 1996); CICT-TV concernant un reportage sur le Tour de France (Décision CCNR 00/01-0982, 14 janvier 2002); CHAN-TV concernant une nouvelle rapportant un accident fatal (bandes-témoins) (Décision CCNR 00/01-0839, 23 janvier 2002); CTV Newsnet concernant un reportage (Meurtre d’un otage à Ryad) (Décision CCNR 03/04-1817, 15 décembre 2004); CTV concernant la couverture de l’accident mortel en luge aux Jeux olympiques d’hiver de 2010 (Décision CCNR 09/10-0895+, 12 novembre 2010); et CHEK-DT concernant un reportage de CHEK News (accident de moto) (Décision CCNR 17/18-0055 et -0056, 11 avril 2018).

2 CTV concernant Canada AM (Bizutage du Régiment Airborne) (Décision CCNR 94/95-0159, 12 mars 1996); CTV Newsnet concernant un reportage (Meurtre d’un otage à Ryad) (Décision CCNR 03/04-1817, 15 décembre 2004); CTV concernant la couverture de l’accident mortel en luge aux Jeux olympiques d’hiver de 2010 (Décision CCNR 09/10-0895+, 12 novembre 2010); Global BC (CHAN-DT) concernant Global News Hour at 6 et Global News at 11 (agression mortelle à l’école secondaire d’Abbotsford) (Décision CCNR 16/17-0553+, 26 septembre 2017); et CHEK-DT concernant un reportage de CHEK News (accident de moto) (Décision CCNR 17/18-0055 et -0056, 11 avril 2018).

3 CTV concernant Canada AM (Bizutage du Régiment Airborne) (Décision CCNR 94/95-0159, 12 mars 1996)

4 CTV Newsnet concernant un reportage (Meurtre d’un otage à Ryad) (Décision CCNR 03/04-1817, 15 décembre 2004)

5 Global BC (CHAN-DT) concernant Global News Hour at 6 et Global News at 11 (agression mortelle à l’école secondaire d’Abbotsford) (Décision CCNR 16/17-0553+, 26 septembre 2017)

6 CHAN-TV (BCTV) concernant un bulletin de nouvelles (Meurtre sur le métro de Toronto) (Décision CCNR 97/98-0383, 20 mai 1998); et CTV concernant un reportage du prononcé de sentence de Charles Ng (Décision CCNR 98/99-1120, 22 mars 2000).